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La politique du patrimoine

Hassan CHERRADI Inspecteur Régional des Monuments Historiques et des Sites du Grand Casablanca

Hassan CHERRADI
Inspecteur Régional des Monuments Historiques et des Sites du Grand Casablanca

La notion de la politique du patrimoine change de nature et de sens sous la pression conjuguée de trois facteurs essentiels qui sont la mondialisation structurée des échanges marchands, l’appartenance progressive des peuples à de nouvelles idéologies et enfin, la conception élitiste de l’art qui renvoie celle de culture à des fonctions exclusivement sociales. Il nous faut un volontarisme extraordinaire qui remet en cause une grande partie du consensus de la politique culturelle marocaine en se basant sur une définition et une conception claires de la mémoire collective, de l’identité et surtout des valeurs vivantes.

L'immeuble Piot Templier en cours de destruction

L’immeuble Piot Templier en cours de destruction

Carence politique

Nul ne remet en cause l’existence du Ministère de la Culture, car on a admis depuis l’Indépendance que l’intervention de l’Etat dans le domaine culturel est légitime. Mais alors pourquoi le budget de fonctionnement de la Culture ne représente-t-il que 0,2% et celui de l’investissement uniquement 0,3% du budget général de l’Etat ?

Si l’héritage culturel n’est pas en bon état, est-ce parce que la politique du patrimoine est en crise ? Pourquoi le patrimoine national n’est-il pas l’un des éléments de la politique de l’Etat au même titre que l’agriculture, l’éducation, ou la défense ?

Parmi les réponses qu’on pourrait avancer, c’est que rien n’oblige l’Etat à  augmenter les moyens financiers en faveur de la culture, à renouveler les structures culturelles et à établir une politique qui permette l’élaboration d’un  projet culturel national cohérent.

Dans le premier article du Dahir de 1972, le ministre des Affaires Culturelles est chargé : « de conserver le patrimoine culturel national, d’en assurer l’intégrité, de mettre en œuvre tous les moyens susceptibles d’en garantir l’expansion et le rayonnement, d’élaborer et de veiller  à l’application des textes législatifs et réglementaires régissant la protection des objets d’art, des sites archéologiques et des monuments historiques….. » 

Il est évident que malgré les efforts déployés depuis la fin des années 80, la politique culturelle marocaine reste insuffisante pour faire face aux différents problèmes.

La politique culturelle qui nous manque se veut une préoccupation constante qui ne consiste pas seulement à instaurer une responsabilité juridique et administrative, mais aussi à définir un projet culturel précis qui précise les priorités, les choix artistiques et les axes didactiques. Elle doit également responsabiliser d’autres pouvoirs tels que les organismes et la société civile afin qu’ils soient eux aussi des acteurs (participation de la population). Cette politique doit avoir comme objectif la prise de conscience de l’identité, la libération des esprits de soucis quotidiens et l’amélioration des connaissances. Le patrimoine marocain reste le domaine de la politique culturelle le moins contesté car il est considéré par les décideurs comme l’un des « intérêts généraux ». Pour d’autres responsables, c’est l’histoire, le prestige, mais en tous les cas,  ce n’est pas prioritaire. Pourtant, le patrimoine regroupe un ensemble de domaines divers et variés qui vont de l’archéologie, passant par des remparts, des fontaines et des gravures rupestres jusqu’aux monuments historiques et musées. Devant l’ampleur du recensement, de la protection et de la restauration, l’Etat ne peut pas satisfaire la demande, alors pourquoi continue-t-il  à monopoliser la politique du patrimoine et ceci à travers l’obligation des autorisations et les déclarations «d’utilité publique» ? Pourquoi maintient-il cette force d’appropriation ?

Nous pensons que l’Etat devrait confier aux collectivités locales, à des fondations, aux associations une autonomie de gestion et d’intervention pour gérer le patrimoine. Il devrait autoriser d’autres organismes et fondations à créer des écomusées qui valorisent et préservent le patrimoine local à la fois naturel et culturel. Car ce qui manque, c’est aussi l’articulation forte entre le patrimoine,  la créativité et  l’association à des valeurs.

Agonie de la mémoire

L'arrière de l'hôtel Lincoln...Ce qui en reste

L’arrière de l’hôtel Lincoln…Ce qui en reste

La question qui s’impose ici est en l’occurrence : qu’a-t-on retenu de la mémoire marocaine ? La réponse à cette question est à la fois très délicate et diverse. Est-ce parce que la politique culturelle de l’Etat n’apporte pas de réponses claires ? Ou parce que notre politique du patrimoine est récente, puisque la Direction du Patrimoine culturel n’a vu le jour qu’en 1988 ?

M. Guillaume distingue entre quatre modèles de conservation : privée-individuelle, collective-individuelle, privée-sociale, collective-sociale. En fait, il s’agit d’une conservation “hétérologique” et d’une autre symbolique. Quant à Françoise Choay (L’allégorie du patrimoine), elle distingue entre la conservation réelle et la conservation iconographique. Donc laquelle de ces conservations se pratique-t-elle au Maroc ? Et de laquelle a-t-on besoin ? Ou bien, laquelle est la plus appropriée à notre patrimoine ? Conserver les choses, ainsi que leurs valeurs collectives, économiques, symboliques et sémiologiques, c’est en quelque sorte  monopoliser la mémoire. Toutefois, “tout discours, systématique ou idéologique qui veut donner à la conservation une signification close et dotée, peut élucider certaines valeurs de la société présente (…) mais ne peut que rater l’essence même de la conservation”.

A travers les dégradations, les démolitions des monuments historiques, nous n’avons que des “ trous ” de  mémoire. Autrement dit, c’est l’oubli ou la mémoire défaillante qui s’instaure, car on constate plusieurs lacunes. Nous avons perdu certains traits de notre personnalité et plusieurs traces de notre identité.

Les pouvoirs publics devraient montrer leur volonté et leurs ambitions non seulement d’institutionnaliser  la culture, mais aussi de sensibiliser un large public et faire du patrimoine un souci et une nécessité, voire même une revendication. Au-delà du discours politique répétitif sur la culture qui tend à s’épuiser, on ne peut que s’inquiéter de l’absence d’une métaréflexion sur la mémoire, le besoin d’identité culturelle et la recherche des valeurs vivantes à travers notre patrimoine.

L’identité culturelle est un besoin, un désir et c’est aussi un art. Elle est même le moteur de la consommation culturelle, le pivot à partir duquel s’articulent la politique, le culturel et le consensus social. Elle est inscrite dans une mémoire collective, historique et culturelle. C’est parce qu’elle est mouvante, évolutive, siège de rencontres et de ruptures qu’elle suscite des interrogations diverses. Il est temps de lancer le défi de la mémoire vivante et de l’identité en devenir, voire la dimension didactique qui nous manque. Que veut-on transmettre, à travers le patrimoine, à la postérité ?

Quête des valeurs.

Certes, nous sommes submergés par ce que nous avons retenu comme héritage des ancêtres. Le patrimoine, en tant que dépôt sacré et biens exemplaires, bouleverse tous les systèmes. Faut- il s’approprier cette fatalité ou  la dépasser ?  Sauver ou  abandonner ?  Sacrifier ou  sélectionner ?

Depuis les années 60 et après l’indépendance de plusieurs pays arabes, la question culturelle, longtemps négligée, s’est avérée nécessaire à la polémique. Les thèmes de la défense de « l’authenticité », l’éloge de « la différence » sont devenus la mode du temps. Ce n’est pas par hasard que Muhammad ‘Abid Al Djabiri posait la problématique de l’incapacité des Arabes à appréhender scientifiquement une vision de l’avenir: « Les Arabes ont-ils vraiment accompli leur renaissance ?  Vivent-ils aujourd’hui ce qu’ils ont vécu en rêve il  y a cent ans  (le rêve de la Nahda) ? Ont-ils réalisé suffisamment de progrès pour que le projet de la renaissance se transforme en projet de révolution ? ». Ce qui nous intéresse ici, c’est que cette pensée avance, que la condition de l’autonomie historique intégrale est l’affranchissement à la fois de l’autorité du modèle occidental et celle du patrimoine. Cela signifie qu’il faut instaurer un dialogue critique avec le premier et faire une lecture historique et relative du second (Patrimoine). Al Djabiri rejette catégoriquement les dualités de la renaissance : « le soi et l’autre », « l’authenticité et la contemporanéité » en allant plus loin pour mettre en relief le contraste entre le modèle ancestral fondé sur la mémoire et le modèle européen actionné par le désir.

La tour de l'horloge

La tour de l’horloge

Nous ne pouvons tourner la page facilement. Nous ne pouvons nous projeter dans l’avenir que si nous réglons le problème avec notre passé. Où est notre projet du passé d’abord? Puisque le patrimoine représente l’historicité, faut-il refaire un univers allant de soi ou innover le système des valeurs tout entier ? Et est-ce que notre univers de valeurs référentielles doit être constitué de principes de la nahda ‘arabia ?

C’est à travers le choix, la nature de l’intérêt, de l’intervention et la forme de la décision que s’opère une définition ou une redéfinition du patrimoine. S’il est considéré comme un miroir ou un enjeu, le patrimoine peut être aussi prétexte ou idéologie. Il est donc nécessaire de comprendre et d’étudier les rapports sociaux qui existent entre le citoyen  marocain et son patrimoine.

Le patrimoine doit garder son sens à travers les choix, l’investissement et la mise en valeur des caractères arabo-islamiques. La  participation de la population et le contrat social deviennent une nécessité, voire une revendication. « Le patrimoine n’est pas seulement un héritage transmis, mais une couche de notre présent. Les maisons poussent plus vite que les arbres et les arbres plus vite que les montagnes et l’on regrette parfois que l’aménageur s’intéresse plus aux maisons qu’aux arbres et aux montagnes » .

Hassan Cherradi