L’œil et la plume acérés
Lotfi Akalay
Un livre a été consacré à Lotfi Akalay, écrivain et critique, lors de la célébration du centenaire du Lycee Regnault à la fin du mois d’août. En version unique, il a été composé par Christine, artiste peintre très engagée dans le domaine associatif auprès des femmes et enfants démunis à Tanger. Elle était sa meilleure amie d’enfance et est retournée vivre à Tanger pour sa retraite. Dans ce livre, quelques personnes ont dépeint Lotfi, chacun à sa manière. Notre correspondante, Hanae Bekkari lui a rendu hommage ainsi…
Lotfille, c’est ma fille, petite, qui l’écrivait ainsi…
Raconter Lotfi, cela ne peut être simpliste au vu de la complexité de ton personnage, alors je m’amuse à diversifier les angles de vue.
Pour moi, Animal, tu aurais été chouette comme ton nom l’indique, mais aussi pour la sagesse qu’elle symbolise avec ses yeux grands ouverts.
Pays, tu aurais été le Monde, celui de Ibn Batouta, car faire voyager, à travers l’écriture ou au sens propre du terme, est effectivement ton métier.
Et Ville? Aucune autre que Tanger, voyons, voyons… !!
Les portes de Calypso invitaient aux rencontres et aux débats et j’y venais souvent pour te poser des questions. Tu m’as donné quelques clefs et c’est en grande partie grâce à toi que j’aime Tanger. C’est avec des fous rires et ta joie de vivre que tu as guidé mes premiers pas dans cette ville, m’a aidé à en comprendre certaines facettes cachées.
Tu m’avais aussi décrit les habitants et les anecdotes tangéroises, le spleen mal placé de certains tangérois, les opportunistes et les pédants, comme les génies et les lumières. Tu m’as bien mise en garde, toujours au courant de tout ce qui s’y passe. Une sorte d’agent secret bien informé, tout le monde venant te raconter les dernières…
Tu en as lancé des écrivains talentueux et même écrit un best-seller dont tu es l’auteur méconnu grâce à ton côté généreux, désintéressé, ta modestie et ton humilité, tu n’attends pas de reconnaissance.
Comme Ibn Batouta, le monde est ton territoire, mais Tanger est ta maison, et tu es casanier… Plusieurs des valeurs que tu prêtes à Ibn Batouta te sont propres.
Souvent confronté à la bêtise humaine, tu dénonces avec humour les nombreuses tares sociales, et particulièrement les divers Marocains que tu décris avec clairvoyance. Tu détestes les chaussées défoncées, les automobilistes fonceurs, les piétons hors-la-loi, et les corrompus qui entravent la logique de fonctionnement de base d’une cité.
… Et tu continues à marcher à pied, tu visites le marché et tout ce qui forme le quotidien pour continuer à exprimer ce que d’autres subissent chaque jour.
Sans aucune mélancolie, tu dénonces non sans humour le présent et le passé, les nouveaux élus et la période internationale dont bien des Tangérois ferment les yeux sur les origines liées à la pègre, les nouveaux riches, les arrivistes, les humiliations subies par certains. C’est tellement plus beau de ne retenir que la diversité culturelle et spirituelle.
Tu aspires à un Tanger moderne, respectueux de l’usager, qui serait non carrossable, une ville où le piéton est roi, où tout est propre, les normes élémentaires pour que la ville soit agréable aussi bien pour ceux qui y vivent que pour les visiteurs de passage, tu accuses les responsables de chaque service, leur rends visite, les bouscules directement, comprends où ça bloque.
Les uns t’écoutent avec intérêt, tu deviens leur conseiller attitré, les autres se cachent, t’évitent et filent en douce par crainte d’avoir à t’affronter.
Mais comment peut-on croire que ton personnage érudit, gentleman et bien élevé, qui se confond à merveille avec Ibn Batouta, puisse avoir écrit les nuits d’Azed… Mais bon, comme un reporter, encore une manière de dénoncer en tant qu’écrivain engagé et de défendre les femmes.
Je venais te présenter mes projets, mes recherches, ma soif de comprendre la logique de fonctionnement de la cité. J’ai particulièrement apprécié les journées chez les habitants des quartiers pauvres de Tanger. Boire le thé, manger du pain tout chaud, avec respect, décrire les différentes formes d’ingéniosité mises en œuvre pour rendre agréable leurs intérieurs.
Beaucoup d’anecdotes ont accompagné ces virées dans ces quartiers, où tu invitais les journalistes étrangers à poser un autre regard sur les bidonvilles et les logements informels et où la convivialité, l’esprit communautaire et l’hospitalité sont particulièrement développés.
Architecte, écrivain, philosophe, sociologue, journaliste, économiste ou autres, nos chemins peuvent se croiser pour réfléchir, dénoncer et rêver de construire la ville sur la base de la connaissance de son histoire. Ses murs et la diversité de ses usagers, valeurs humaines et humour en ont formé les fondations.
Hanae Bekkari