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LE PATRIMOINE INDUSTRIEL DE CASABLANCA

Le professeur d’université Abdelkader Kaïoua est inspecteur régional de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire du Grand Casablanca. Sa grande connaissance de l’espace industriel de la ville fait de lui un témoin privilégié. Dans cet article, il fait l’éloge d’un patrimoine qui doit être préservé.

La notion de patrimoine évoque généralement des biens appartenant à toute la collectivité, avec une forte charge historique et culturelle du fait du lien privilégié qu’il constitue entre le passé, le présent et l’avenir. Il couvre des monuments ou des édifices datant de plusieurs siècles.

La notion de patrimoine industriel est récente car elle renvoie particulièrement à une image de production, de travail, d’architecture particulière, de pollution, de luttes sociales…

Ces deux notions se sont rencontrées au cours des dernières décennies et ont donné naissance au patrimoine industriel en raison de l’évolution accélérée de l’industrialisation et des processes de production.

Désormais, le patrimoine est pluriel ; les critères de classification, de protection et de sauvegarde ne se limitent plus aux aspects « esthétiques » du monument, mais recouvrent tout l’héritage du passé permettant de comprendre le présent et de construire l’avenir.

Cette évolution a permis de sauvegarder les vestiges industriels au titre des monuments historiques et de leur donner une seconde vie par la reconversion ou la requalification, souvent plus intéressante que la démolition.

En France, la notion de patrimoine industriel est apparue au début des années 70, plus tard qu’aux États-Unis ou en Angleterre. La désindustrialisation et la fermeture de milliers d’usines, durement frappées par la crise après le choc pétrolier des années 70, vont susciter partout dans les pays industrialisés un intérêt grandissant pour ces édifices et une prise de conscience de la nécessité d’actions concrètes pour leur sauvegarde.

Le patrimoine industriel englobe un champ de la connaissance riche, d’ordre matériel, scientifique, architectural et socio-culturel. Les bâtiments sont les éléments visibles sur le site, avec les machines et l’outillage, les collections de modèles, de prototypes et de produits finis, les documents et les archives qui retracent la mémoire de l’usine.

Ce n’est pas uniquement l’aspect matériel qui est à protéger et à pérenniser, les premiers acteurs de l’industrie, les hommes et les femmes qui y ont travaillé détiennent une partie importante de la mémoire industrielle. L’aspect humain et socio-culturel de cette richesse au mille facettes inclut le savoir-faire, les témoignages, les rapports sociaux des conditions de travail qui reflètent la vie en usine, ainsi que ses traces dans la vie des ouvriers, leurs habitations, leurs luttes, et l’impact sur l’environnement local.

Cette diversité du champ couvert par le patrimoine industriel, la complexité de son appréhension appellent une démarche pluridisciplinaire.

Le patrimoine industriel représente donc un pan entier de l’histoire d’une nation ou d’une ville.

Casablanca, foyer industriel par excellence au Maroc, concentre l’essentiel de l’activité industrielle et commande d’intenses mouvements de flux de production à l’échelle du pays.

Toutes les industries y sont présentes. Berceau de l’industrie moderne, les premières usines y ont vu le jour, il y a plus d’un siècle, particulièrement aux Roches Noires, premier quartier industriel du Maroc. La croissance de la grande ville est ainsi étroitement liée à son industrie.

À la veille de l’Indépendance, Casablanca enregistrait la plus forte concentration d’usines au Maroc, en abritant plus de 60% des unités de production, soit près de 1 800 entreprises, assurant un emploi à plusieurs milliers d’ouvriers.

La nature et les étapes du développement de l’activité industrielle à Casablanca pendant la période coloniale répondent à deux processus distincts qui n’ont pas de rapport entre eux : l’un de développement de grosse industrie liée aux grands monopoles, l’autre de petite industrie, souvent semi-artisanale, issue d’initiatives isolées de petits épargnants ayant migrés de France, d’Espagne ou d’Algérie. Ce double processus de naissance et de développement industriel a eu des effets multiples sur la structure, le fonctionnement et l’évolution des entreprises après l’Indépendance. La petite industrie sera la plus touchée à la fin du Protectorat, où de nombreuses entreprises vont cesser leurs activités. Les grandes unités continueront à fonctionner et à faire fructifier leur capital jusqu’au début des années 70, où la marocanisation ouvre la voie à de nouvelles alliances entre le capital privé local et les puissants intérêts étrangers. Mais ce sont les aspects urbains de cette industrialisation coloniale qui retiennent l’attention. Leur localisation a irrémédiablement façonné l’espace. La lecture de la carte industrielle léguée par la colonisation est pleine d’enseignement. Les principaux traits de la géographie industrielle de la ville étaient déjà fixés à la veille de l’Indépendance.

Les quartiers d’usines se sont multipliés, inégalement, au gré des besoins du capital sans que la règlementation, toujours dépassée, ne parvienne à les maîtriser. À la veille de l’Indépendance, la superficie couverte par les usines est estimée à environ 300 hectares répartis en trois grands ensembles au centre, à l’est, à Ain Sbaa et Sidi Barnoussi vers Mohammedia.

La périphérie casablancaise était à cette époque peu touchée par l’activité industrielle ; elle regroupait une cinquantaine d’entreprises implantées essentiellement à Mohammedia, centre industriel dynamique, avec des entreprises de dimension nationale dans le secteur du textile (Icoma) ou de la mécanique et de l’électricité (Strafor, MMA, CGE…) Cette hiérarchie spatiale héritée du plan Prost et Ecochard, va continuer à marquer pendant longtemps la géographie casablancaise.

Le développement d’une industrie moderne pendant le Protectorat a provoqué un afflux important des populations rurales vers les villes côtières et particulièrement Casablanca. La ville a ainsi enregistré une croissance démographique remarquable, due au puissant mouvement migratoire rural. La concentration des activités modernes, conjuguée à l’expulsion des paysans de leurs terres et aux sècheresses des années 30 et 40, ont provoqué l’émergence d’une classe ouvrière. Elle aurait accueilli plus d’un million de migrants entre 1911 et 1971, qui vont constituer la masse des travailleurs dont avait besoin l’économie coloniale polarisée par Casablanca (industrie, bâtiment, port). À la fin du Protectorat, la population ouvrière était estimée à 76 000 personnes, dont plus de la moitié dans les usines casablancaises. La carte des migrations montre la grande emprise de Casablanca sur les populations rurales de la moitié Sud-Ouest du pays.

La nouvelle vie de l’ouvrier casablancais au service de l’économie moderne est toute différente de celle qu’il menait dans sa campagne d’origine, vie qu’il réglait et organisait lui-même. À l’usine, il est condamné à travailler sans limites, dans des conditions précaires et sans protection sociale. Le patronat européen y est restée totalement hermétique, jusqu’à la fin des années 30. On assiste alors à un début de changement au « Comité central des industriels » plus ouvert aux problèmes sociaux. L’hostilité à toute forme d’action syndicale pousse ce groupe patronal à contrôler et orienter l’évolution ouvrière avec quelques actions paternalistes, surtout dans le domaine du logement ouvrier. C’est ainsi que quatre cités vont être édifiées. La cité Lafarge construite par « Chaux et Ciments Lafarge » aux Roches Noires pour 150 familles. La société J.J.Carnaud a fait construire dans le même quartier une cité d’une vingtaine de logements en location, puis la cité Cosumar en 1936 pour une soixantaine de logements, quelques boutiques, une école coranique et deux fontaines à l’intérieur de l’enceinte. De leur côté, les « Huileries et Savonnerie du Maroc » réalisèrent une cité de 26 logements d’une pièce avec cour et toilettes.

Les ouvriers qui y habitaient étaient sévèrement sélectionnés par les responsables des usines. Stabilisés dans leur nouvelle vie, leurs liens avec la campagne d’origine s’affaibliront progressivement. Ils formeront le premier noyau à rejoindre la main d’œuvre européenne dans les syndicats ouvriers après 1936.

Dans les cités ouvrières règne une promiscuité extrême : une famille par pièce en règle générale.

Elles n’accueillent pourtant qu’une infime partie des travailleurs. La majorité des ouvriers migrants, sans formation, ni qualification, s’est installée en « périphérie » des zones d’emplois, amorçant la formation de la couronne laborieuse casablancaise. D’immenses concentrations de planches, de tôles et de matériaux récupérés à l’usine vont ainsi constituer progressivement le bidonville.

Parmi ces concentrations qui font aujourd’hui partie de l’histoire moderne de la métropole, les bidonvilles des Carrières Centrales et de Ben M’Sick. En 1920, la ville achète un terrain de 150 hectares entre la pointe d’Oukacha et le phare des Roches Noires pour l’activité industrielle et lance la construction de la Centrale Thermique des Roches Noires. Les ouvriers du chantier se sont logés alors dans des baraques, des noualas et des tentes installées dans une carrière désaffectée près de la centrale. De là, vient l’appellation « Karyane centra » littéralement « la carrière de la centrale » devenue par la suite « les Carrières Centrales ».

Le bidonville des carrières centrales, fut déplacé plusieurs fois depuis, jusqu’à son dernier déplacement à Hay Mohammadi où il fut installé par la municipalité en 1939.

Plus d’un siècle plus tard, ce quartier emblématique, a été résorbé entièrement en 2014. Les 5 000 familles qui l’occupaient ont été relogées dans la zone d’urbanisation nouvelle de Laahraouyine.

Le bidonville de Ben M’Sick, a eu une histoire analogue et fut déplacé quatre fois. Il porte le nom du propriétaire du premier terrain occupé par les baraques en 1932. Sa population était composée d’ouvriers et d’artisans, soit près de 40 000 habitants à l’Indépendance. Il a été progressivement résorbé, dans le cadre du projet « Attacharouk » dans la commune de Ben M’Sick. Les dernières familles qui restent, seront relogées dans l’opération « Al Fadl », aménagée par le groupe Al Omrane dans la Préfecture de Moulay Rachid. Pendant toute la période du Protectorat et au-delà, ce type d’habitat a constitué l’espace de vie et de reproduction de la population ouvrière casablancaise.

L’essaimage des usines en dehors des limites urbaines est le phénomène industriel le plus important de ces dernières décennies. La restructuration en cours des tissus urbains industriels marque une nouvelle étape de la géographie industrielle dans la grande métropole. Elle est caractérisée par la formation d’un chapelet de concentrations industrielles dans les communes périphériques. La forte concentration, l’étroitesse des locaux, l’encombrement et les nuisances dans les quartiers résidentiels, la rareté des terrains équipés dans les quartiers industriels, la volonté de spéculer ou encore le désir d’améliorer l’image de l’entreprise, sont autant d’éléments qui nourrissent ce redéploiement.

La confrontation des pratiques urbaines, des forces sociales dans la ville déplace le débat sur cette urbanisation en périphérie. Celle-ci est l’objet d’une forte concurrence entre promoteurs immobiliers, propriétaires fonciers et industriels.

Des centaines d’entreprises souvent très anciennes se sont déplacées, entraînant des milliers d’emplois et la multiplication de friches dans le tissu urbain ancien. Elles sont accompagnées par la création de nouvelles générations d’entreprises de dimension nationales et internationales dans des parcs d’activités spécifiques.

En forte expansion, cette mobilité affecte les quartiers centraux et l’ensemble de l’espace péri-urbain. La spéculation immobilière et les dynamiques internes de la ville libèrent progressivement l’espace de ces grosses entreprises encombrantes, en majorité héritées de l’époque coloniale. De nombreuses unités ont ainsi été déplacées des Roches Noires, de Hay Mohammedi, d’Ain Borja ou de AïnSebaa, à la recherche d’espaces plus vastes, cédant leurs sites à des opérations d’habitat, plus rentables. Toutefois de nombreuses friches perdurent depuis de nombreuses années.

Plusieurs centaines d’hectares sont laissées en friches par les industries dans les différents quartiers traditionnellement industriels de la ville. Des terrains nus et des bâtiments laissés à l’abandon constituent un patrimoine gelé depuis des décennies, source de nuisance et d’insécurité. Au cœur de la ville ou des anciens quartiers industriels (Maârif, Gironde, Oudayas, Roches Noires, Aïn Sebaâ, environ du port…) ces vestiges industriels sont souvent transformés en décharges sauvages.

Plaidoyer

Les collectivités locales, doivent prendre conscience de la valeur que représente ce patrimoine qui offre de multiples opportunités de développement économique et culturel.

Il devient urgent de mettre en place une stratégie volontariste pour requalifier ces friches.

En priorité, établir l’inventaire précis de tous les bâtiments et vestiges industriels à classer et à préserver, effectuer les relevés de terrains et les enquêtes sur les acteurs directs de l’industrie, pour la sauvegarde de la mémoire collective. Ces actions constituent l’étape fondamentale dans la connaissance et la protection du patrimoine industriel. Elles doivent permettre l’adoption d’une politique concertée de réhabilitation et de reconversion, pour une valorisation intelligente du patrimoine industriel casablancais, dans les domaines économique (nouvelles activités, nouveaux équipements de proximité….), culturel (musée, tourisme…) et social.

Sauvegarder le patrimoine de la ville en général, et le patrimoine industriel en particulier, est un axe privilégié de la planification régionale, du développement local et de la politique de la ville.