Du Casablanca de Prost et Lyautey à celui du tram et du Cas’art
Ou comment la réalisation de nouvelles infrastructures, aussi différentes que le tramway et le théâtre, va permettre la redécouverte d’un patrimoine tombé dans le déclin et restituer aux Casablancais le centre de leur ville.
L
es deux meilleures initiatives de ces dernières années sont pour moi la création du tramway et la future réalisation du théâtre sur la place Mohamed V. Chacune à sa manière va permettre une réappropriation du centre ville (la place des Nations-Unies rendue aux piétons est d’ores et déjà un lieu de prédilection pour les Casaouis) par les habitants des quartiers les plus excentrés et favoriser une mixité sociale.
Un tramway sur le boulevard Mohamed V (bd de la Gare pour moi) ! Je n’osais imaginer que, grâce à lui, ce boulevard mythique du centre de ma ville natale deviendrait enfin piétonnier. Les immeubles El Glaoui, du Grand Bon Marché, Martinet, Maroc-soir, villas Paquet, le Marché central, les immeubles Maret, de la Fraternelle du Nord entre autres s’offrent au regard des passants, de ceux qui attendent le tram ou qui font une pause sur les bancs en acier corten, très design, de Marc Aurel, installés le long des arcades. Les Casablancais les ont tout de suite adoptés. Ils se serrent deux par deux et leurs regards doivent forcément s’attarder sur les détails architecturaux des façades qui ont peu à peu jalonné l’endroit. Il reste encore, sur une frise entre deux arcades, la couronne du café-brasserie du Roi de la Bière qui a été remplacé par un magasin de l’enseigne Marwa. Je cuisine souvent la recette du gigot “ roi de la bière “ qui m’a été transmise par ma mère, et dont l’intitulé me replonge dans un passé où la librairie Farraire, presque en face, tient une place de choix. Louise Farraire (madame de Somignac), fille de Gaston Farraire, un trafiquant affairiste, avait fait de sa librairie le lieu de rendez- vous intellectuel casablancais. Louise avait l’art de découvrir des écrivains de talent et les conviait à présenter leurs œuvres dans sa librairie. C’est ainsi qu’elle fit venir, entre autres, John Steinbeck dont elle avait les œuvres dédicacées.
Contigu au boulevard Mohamed V, sur la place du 16 novembre (ex-Edmond Doutté), se dresse le Bendahan, particulièrement cher à mon cœur, car mon grand-père Edmond Brion y résida de 1940 à 1970. Je me remémore souvent son vestibule circulaire éclairé par une verrière Art déco. C’est sans doute l’immeuble de rapport le plus audacieux et le plus abouti de Brion. La personnalité du commanditaire Haïm Bendahan lui a permis de laisser libre cours à un modernisme en phase avec ses contemporains européens. Bendahan jouera un grand rôle dans les négociations qui seront engagées avec les propriétaires pour le percement du boulevard Mohamed V. Vaisseau à nouveau presque blanc (pour la première fois depuis des décennies), en proue sur un carrefour, cet immeuble mythique des années 30 est construit sur un îlot trapézoïdal occupé à l’origine par l’ancien marché. Il combine dans un subtil équilibre les lignes droites et les courbes, les superstructures avec terrasses et retraits, et les balcons en coursives comme en écho aux châteaux des grands navires du port.
De la place du 16 novembre, en prenant la rue Tata, on débouche sur le boulevard de Paris, la place Mohamed V et l’agence Bank Al-Maghrib, le monument le plus visité lors des Journées du Patrimoine. Ce bâtiment de Brion, dont le chantier a duré cinq ans, est certes un remarquable exemple d’une architecture néo-marocaine telle que la voulait Lyautey pour les bâtiments officiels. Mais si comme dans le cas des autres édifices de la place, le potentiel de l’artisanat marocain y est exploité, il l’est d’autant plus qu’interviennent, en complémentarité avec lui, les techniques nouvelles du travail du métal et du verre. Une autre caractéristique de ce bâtiment est une finition de l’exécution minutieuse, étudiée jusque dans le moindre détail par Brion, comme me l’a fait remarquer un des agents de la sécurité, Abdelaziz Mabrouk, passionné depuis des années par cet édifice, dont il connaît les moindres recoins qu’il m’a fait découvrir. Les losanges stylisés de la trame qui surmonte le portique de l’entrée ont été réalisés par des artisans marocains et évoquent à dessein les décors d’entrelacs en darj des minarets almohades. Une grande verrière d’une conception audacieuse, la plus grande jamais construite à Casablanca, et sans doute en Afrique, avant 1940, recouvre, telle une gigantesque guipure, le vaste hall du public en son entier. L’escalier d’honneur qui mène au premier étage arbore des finitions recherchées, qui illustrent un Art déco dépouillé. Il conduit aux bureaux directoriaux et à une salle d’attente qui est une des pièces les plus accomplies de l’agence.
L’agence constitue un des côtés de la place Mohamed V, cette place institutionnelle qui représente un des projets les plus ambitieux de l’équipe Prost. Elle s’inspire du centre culturel et administratif conçu par les urbanistes Tony Garnier ou Léon Jaussely pour leurs cités à vocation civilisatrice. Cette place va enfin être parachevée et harmonisée avec le projet de théâtre de Christian de Portzamparc et Rachid Andaloussi, et acquérir enfin la dimension culturelle qui lui faisait défaut. Elle va véritablement être rendue vivante avec des spectacles extérieurs qui vont animer son espace. Les deux grandes portes du pavillon d’entrée qui s’ouvrent à la marocaine vont dégager un fond de scène pour des spectacles de plein air, visibles pour tous. D’une conception de grande qualité, ce monument, baptisé Cas’art par le maître d’ouvrage, va se conjuguer à la qualité des autres monuments de la place et les exalter.
Je conclus cette trop brève évocation de ma ville de prédilection sur mon école primaire, elle aussi si importante dans mon parcours scolaire, l’école Camille Desmoulins (bd Massira Khadra). Construit entre 1951 et 1953 par Alexandre Courtois, ce groupe scolaire, dit de la Cité douanière, se composait de deux écoles, filles et garçons, d’une maternelle, de bureaux et de logements de fonction. J’ai reconnu ses claustras de ventilation carrés d’une écriture minimaliste et cubiste quand le directeur actuel me l’a fait visiter. Son accueil chaleureux et son dévouement pour ses élèves m’ont profondément émue.
Gislhaine Meffre