DE L’AGONIE AU SUBLIME
Quelle posture prendre comme photographe devant un site architectural de logements sociaux en forme d’îlot bateau, figé tel un accident au beau milieu de villas lui faisant pendant ? Il fallait partir du dehors, des façades, en dépassant leur simple fonction architecturale pour mettre en exergue leurs motifs renvoyant aux années 50. Telle est la démarche de la photographe Françoise Benomar dans cette série inédite, mettant en scène un immeuble casablancais aussi fameux que menacé.
Tout lui confère une allure d’œuvre d’art accidentelle, œuvre d’art réalisée avec l’économie de son destin : loger les classes défavorisées. Ces façades devaient être imprimées dans leur singularité sociale. Il s’agit de montrer l’acte stylistique de l’architecte au-delà des apparences à la fois sectaires, chaotiques, vulnérables ou coloriées des affres du quotidien. Au fur et à mesure de mon insertion errante, il m’est apparu essentiel de dépasser toutes les vues frontales, les vues en perspective, pour y ajouter une dimension poétique, telles des phrases aux allitérations essentielles, des grains poétiques généreusement cédés par la nature, agissant comme un raccord cinématographique. Prendre un arbre dans son dépouillement, dépouillement concordant à la perfection avec une forme de narration baroque provoquée par le choix délibéré du noir et blanc. Ceci apporte la touche tragique à cette forme de tragédie vivante.
Errances entre le spontané et le calculé, l’œil s’aventure dans l’idée de radiographier l’ancre des quadrilatères, en mettant en scène ce qui rythme par essence ces bâtisses, des escaliers semblant tenir conversation avec la symétrie longitudinale des immeubles. Masses vides et pleines formant des architectures en retrait, ou masses sculpturales monumentales, s’affranchissant de toute fausse exubérance. Les lignes qu’elles soient diagonales ou en forme de dessins en demi-cercles, signent une présence, au-delà de la dégradation apparente. C’est la signature d’un genre plastique entre l’art déco et l’art frisant l’arithmétique pure et simple.
L’important est de fixer un temps architectural immuable affichant paradoxalement un éclat minimaliste et la mise en exergue d’une notion picturale de survivances qui interpellent l’œil, comme si ce surplus de béton se voyait dans la naissance d’un mouvement vertical. On peut les surprendre, les sentir du terrestre au céleste, puis l’œil s’arrête sur des bouts de vies humaines in absentia : la découverte de boîtes à lettres perdues au beau milieu d’un mur, formant une parfaite harmonie rectangulaire. Telles des mémoires disparates, leur confusion de numéros sans aucune logique de calcul, sans porte apparente, fait penser à des signes, qui marqueraient l’absence humaine, en instance de venir cueillir ces missives.
Arrêts sur des cours intérieures dissimulées comme des barrages, des grillages jouant l’interface entre un monde intime et un monde du dehors, qui tentent de se dévoiler en sourdine. Soleil faisant, je choisis de cadrer par le choix d’une mise en grâce du contraste engendré par la lumière et le noir, afin de faire naître une forme d’enchantement spontané, gravé, similaire à une estampe japonaise, créant une anarchie poétique au seuil de l’aveuglement.
Photographier ce lieu c’était échapper à la couleur pour aller vers le noir et blanc, capable de se passer d’effets tapageurs, et mettre en lumière la beauté et le déclin de cet immeuble inclus dans l’inventaire soumis dans la procédure d’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO.