Le loup n’est plus – Hommage à Abderrahim Sijelmassi
L’artiste Abderrahim Sijelmassi a disparu prématurément le vendredi 29 novembre 2013. Né en 1946, ce créateur pluriel façon Beaux-Arts a vécu en quête du meilleur, sans transiger avec sa philosophie de vie. Traquer le beau, dénoncer la médiocrité… l’obligeait à maintenir un regard vif et un verbe précis pour contraindre la banalité à muter en recherche de sens. Intuitif, sa culture immense l’aidait à trouver spontanément la part de l’autre qu’il voulait fréquenter. Fidèle à lui-même, il s’est acharné à contraindre le quotidien à offrir d’avantage, réfutant la répétition du même. Intransigeant dans l’art et dans sa vie, il s’est nourri de peinture, poésie, musique, sculpture, philosophie et cuisine raffinée.
Son architecture pleine de grâce se révélait comme par enchantement sur un coin de table, un ticket de péage, une serviette. Son premier croquis était déjà l’aboutissement d’un processus créatif où il avait conquis la matière, soumettant la technique aux règles de l’art dont il infléchissait les arcanes. Le peintre et le poète prenaient alors le relais de l’architecte lorsque sa passion venait à être bridé par un donneur d’ordre sourd à l’artiste.
L’homme de ma vie durant plus de 30 ans a été mon époux« provisoire », mon éternel inadapté, mon amour au singulier.
Selma Zerhouni
AUBE
Masque après masque
Lentement
La nuit libère son noir longtemps
Captif des étoiles et de la nébuleuse
Dans un coin de ciel abandonné par le vent
Surgit jaune-rose l’écran fatal de l’aube
Fendu par l’if vertical du désir
Et le vol incessant de l’oiseau vert
Preuve cinglante de l’absence
Et rappel du primat de la génuflexion.
Abderrahim Sijelmassi
ÉLOGE DE SIJEL
Par Maati Kabbal – Programmateur culturel à l’Institut du Monde Arabe
Comment dire la douleur, nommer le manque face à la disparition de Sijel ? Il était d’une présence ample et intense ; jouissif dans le savoir et dans les plaisirs, il a su établir un subtil dosage entre Orient/Maghreb et Occident critique.
Il n’a jamais été adepte de l’architecture comme ordre et comme organisation (la fameuse Handasa en arabe), mais la concevait et la pratiquait comme une construction décalée, asymétrique dont la finalité est de dégager de l’harmonie et du sens.
Il rejoignait en cela ce qu’avançait Heidegger sur le séjour lorsqu’il disait qu’il faudra habiter le monde en poète.
Sijel était révolté par l’état du construire au Maroc dont le principe repose sur le répétitif, l’uniforme, le massif, miroir d’une vie sans épaisseur et sans esthétique. Il déplorait sans cesse le cycle régressif dans lequel s’est engagé le pays.
Abderrahim Sijelmassi était un touche à tout, un créateur hors pair : il était tour à tour architecte, poète et dessinateur. Son travail d’artiste peintre sur le nu nous met en présence d’une expérience singulière mettant en dialogue Georges Bataille, le Marquis de Sade, Gustave Courbet et bien d’autres figures de l’érotisme radical. Dans ses toiles, le corps, en l’occurrence celui de la femme, s’offre dans son état brut et brutal : nu, charnu et tout en offrandes. La peinture était pour Sijel le repos jouissif après la bataille avec l’architecture ; au même titre d’ailleurs que le jazz, musique de l’improvisation par excellence.
Abderrahim Sijelmassi ne croyait pas dans la communauté en tant qu’agrégat de personnes, mais faisait plutôt l’éloge du sujet comme singularité créatrice. C’est ce paradigme que nous devons aujourd’hui développer à sa suite vers de nouveaux questionnements et de nouveaux horizons.
POÈME POUR SIJEL ET SON ANGE
Par Mostafa Nissabouri
Les Sphinx de granit qui ont regardé pensifs
défiler les siècles te connaissent — de même
que l’ombre des Pyramides aériennes ;
te connaît la mesure initiatique qui donne
au crayon alerte d’esquisser sans peine
sur les plans inclinés les hyperboles de Gaudi
et les authentiques prodiges de Wright.
Oui tu aimes les défis et ta vocation agonistique
a trouvé dans ton esprit agile le précieux allié
qui aide à consentir à chaque empan
d’espace dénudé, à l’homme précaire
l’équilibre extrême.
Pour cela tu me faisais l’effet de ce jeune homme
perdu dans l’un de ces contes cruels
venus de nos montagnes et nos plaines reculées :
il devait conquérir son bonheur en s’appliquant
posté sur la margelle d’un puits, à ouvrir
la grenade rubiconde sans en laisser
échapper et tomber un seul grain dans l’eau sombre
sous peine de relégation au tiers vide de la terre.
Oui tu aimes les défis et l’argile fauve aussitôt
au contact de tes mains se voit insuffler
l’embrasement de tes tourments inspirés.
Te connaissent les arches cyclopéennes
que les falaises brunes jettent démesurément
comme des pieds de titans dans la mer
ouvrant un long corridor à tes errances ;
et toi ivre de soleil tu imaginais des dédales
qui donnent sur une ville jamais visitée
qui a des coupoles des temples dédiés
que tu connais parfaitement et tu entres
dans une maison que tu as oubliée
et tu y mets une touche musicale
par la couleur et tu attribues dans cette
instance de fugue une vertu à chaque pierre.
Au paradis que nous voulions voir toujours
pourvu de ce marché où l’on vend des images
elle est là l’étendue promise à tes récréations
où les arbres ont des branches de topaze.
Je sais, tu as déjà repéré le tertre en surplomb
au pied duquel coule la rivière Salsabil
pressé d’y construire en porte à faux
une demeure céleste entourée d’ombrage
pour les vierges juchées sur leurs stilettos
revêtues de soixante dix voiles
qui viennent à ta rencontre.
Et puis vint ce jour où nous parlâmes des anges
des anges dans leurs robes aux plis excessifs
qui nous suivent. Car alors que tes yeux regardaient
au delà de la vie, une forme près de la table servie
se leva, faite de tous les pressentiments.
Elle préfigurait l’irruption de ce thrène ennuagé
qui monte du fin fond de la suave adolescence
qui est répercuté sans la chorale des femmes gémissantes
que tu entends de loin et qui ne sera jamais consolé.
TÉMOIGNAGE
Par Bruno Queysanne
C’est dans l’euphorie de la période qui a suivi Mai 68 que j’ai rencontré Sijel, c’est ainsi que nous appelions Abderrahim Sijelmassi. J’étais tout jeune assistant de Sociologie et lui étudiant en fin d’études. Après avoir mis à bas l’ancien système conservateur de l’enseignement de l’Architecture à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, nous disions l’Ensba, ou plutôt l’ex-Ensba, les contestataires, élèves comme enseignants, se mirent au travail pour bâtir un nouvel enseignement, visant une nouvelle architecture, moderne, rationnelle, en prise avec son époque, revendiquant un niveau d’enseignement universitaire supérieur tout en dénonçant la crise sociale du logement. Ce dernier point étant particulièrement absent des préoccupations de l’Ancienne Ecole. La plupart d’entre eux se regroupèrent dans la sixième Unité Pédagogique parisienne, celle qui n’était pas prévue par le décret de réforme de Malraux, le Ministre de la Culture de De Gaulle, qui prétendait réformer l’architecture par en haut, alors que la base voulait dire son mot. UP6 s’installa Quai Malaquais, dans les locaux historiques des anciens Beaux-Arts qui avaient été occupés par les militants du Mouvement de Mai 68 et qui ne voulaient pas en être délogés. Là où on avait détruit, on allait reconstruire. La petite cour du Murier, comme une réplique de la cour d’un palais toscan, servait de point de ralliement aux architectes soixante-huitards ! C’est là qu’avec Sijel et quelques autres nous improvisions, pendant les pauses, une musique sauvage, jouée sur des instruments de fortune. Sijel avait récupéré un violon auquel il ne restait qu’une seule corde et dont il tirait des sons déchirants. J’appris plus tard qu’il s’était mis à la contrebasse, qui était toujours là, à portée de main, dans sa maison-atelier de Sidi Maarouf. Nous produisions une sorte de minimal music, genre Phil Glass, mais en plus violent. Puis il passa son diplôme DPLG et rentra au Maroc. Là, bien vite, il devint un des pionniers du renouveau de l’architecture en terre. C’est ainsi qu’il fut remarqué par Jean Dethiers et invité à une mémorable exposition au Centre Pompidou. A cette occasion, il noua des relations d’amitié et une collaboration avec le Laboratoire CRATERRE de l’Ecole d’Architecture de Grenoble que j’avais rejoint en Septembre 1970. Il venait régulièrement voir ses collègues de CRATERRE, ce qui me donnait l’occasion de le rencontrer dans les couloirs de l’Ecole de Grenoble. Mais ce n’est qu’en 1998 que je repris vraiment contact avec lui, à l’occasion d’un des colloques qu’organisait, tous les deux ans à Casablanca, le directeur d’AkzoNobel à l’intention des étudiants et des professionnels de l’architecture du Maroc, et auquel m’avait fait inviter Jean-Pierre Le Dantec, un autre des piliers d’UP6. A cette occasion, je revenais pour la première fois à Casablanca, ma ville natale que j’avais quittée en 1955. Dès lors Casablanca et Sijel devinrent solidaires dans mon affection aussi bien théorique qu’amicale. Depuis, je revins régulièrement dans la grande métropole marocaine pour tenir deux fois par an, un séminaire de philosophie à l’Ecole d’Architecture de Casablanca. A chacune de mes visites, nous ne manquions pas de reprendre nos discussions, parfois vives, sur l’architecture, le jazz radical ou la situation politique au Maroc ou en France, j’appris chez lui la victoire de Hollande sur Sarkozy avec beaucoup d’émotion. Il m’avait présenté sa femme Selma et ses enfants.
L’architecture était un « souci » commun à toute la famille, comme aurait dit Heidegger ! Il me fit visiter un de ses projets à Marrakech, une grande résidence de tourisme au bord de la Palmeraie. Je fus frappé par le soin qu’il avait mis dans la composition du plan de chaque appartement à assurer à chaque habitant la possibilité d’avoir une vue sur son propre logement, comme s’il le voyait de l’extérieur. L’unité de l’appartement ne se refermait pas sur elle-même, comme cela arrive habituellement, mais s’ouvrait sur elle-même, comme si l’intériorité était externalisée. Il y a quelque temps, il me fit voir une maquette d’étude pour une autre résidence de tourisme, cette fois à Tanger.
Je fus frappé encore une fois par sa capacité à casser l’unité du projet en produisant cette dislocation que Benoit Goetz considère comme la condition primordiale à l’avènement de la forme architecturale. Alors que d’autres auraient proposé un gros morceau unitaire, Sijel fragmentait le bâtiment en plusieurs sous-unités qui, ainsi, se mettaient à entretenir des relations réciproques de vis-à-vis. Une manière, encore une fois, d’externaliser l’intériorité. Malheureusement, il me dit plus tard que le projet ne s’était pas fait. Par contre, dans le développement du bord de mer, à l’Ouest du port de Casablanca, il a pu montrer encore une fois, et malheureusement la dernière, sa capacité à fragmenter, disperser l’unité de la composition au profit d’une « assembly of rooms » (cf. Louis Khan), d’un collage de morceaux en vis-à-vis les uns des autres et également protagonistes d’une rencontre avec l’Océan d’une part et la vieille ville de l’autre. Les deux tours jumelles qui se concertent dans l’accueil du grand large, jouent avec le bâtiment ovoïde des logements pour célibataires et l’immeuble aux façades ondulantes qui abritera bureaux et commerces. Certes, ces morceaux dispersés, éparpillés sur le terrain, courent le risque de perdre le sens de leur communauté. Mais c’est ce risque qui rend l’architecture digne d’être pensée et pas seulement bâtie. Que l’intériorité ne soit pas seulement juxtaposée à l’extériorité, mais qu’elle en soit contaminée et enrichie, dans un jeu où les contraires se concilient, évitant ainsi les pièges de l’homogénéité monotone. Sijel était un vrai moderne, un de ceux pour qui l’Etre se donne davantage dans la déconstruction de l’unité que dans sa protection frileuse. Il prenait le risque de la dislocation des bâtiments, car il avait confiance en la capacité des habitants à construire, à partir de ses fragments, une communauté de vie. Sijel n’est plus. Casablanca, désormais, sera pour moi en manque de sa présence aiguë, alerte, exigeante, parfois rugueuse, jamais repliée sur elle-même, toujours prête à accueillir l’altérité. Une musique de vie qui s’éteint, mais que l’amitié, la “philia” des anciens Grecs, permet de retenir encore un moment, qui sonne en moi comme dans la cour du Mûrier des Beaux-Arts de Paris et de notre jeunesse, « une musique extrêmement appuyée, ânonnante et fragile, où l’on semble broyer les métaux les plus précieux, où se déchainent comme à l’état naturel des sources d’eau, des marches agrandies de kyrielles d’insectes à travers les plantes, où l’on croit voir capté le bruit même de la lumière, où les bruits des solitudes épaisses semblent se réduire en vols de cristaux, etc., etc. » Antonin Artaud, dans son évocation de la musique du Théâtre Balinais, vient à mon secours pour dire la détresse devant la disparition de l’ami, du frère.
Bruno Queysanne est professeur honoraire d’histoire et de philosophie à l’Ecole d’Architecture de Grenoble et professeur de philosophie à l’Ecole d’Architecture de Casablanca.